Les temps changent

Il était une fois un homme qui aimait la musique. Pour l'apprécier au quotidien, il avait longtemps économisé avant de pouvoir acquérir la chaîne haute-fidélité de ses rêves. L'appareil était constitué de magnifiques modules en aluminium brossé et de baffles aussi puissantes que précises qu'il avait positionnées au bon endroit, prenant soin d'encastrer les fils dans le mur. L'ensemble était si robuste qu'il pouvait fonctionner quelques décennies sans problème. Heureusement car il fallait du temps pour amortir un tel investissement.

De temps en temps, il se rendait chez le disquaire pour acheter les disques vinyles d'artistes réputés pour compléter sa collection personnelle. Une fois chez lui, il passait sur chacun un petit coup de chiffon délicat avant de le poser sur la platine pour l'écouter religieusement. Il écoutait le disque d'un bout à l'autre, les yeux rivés sur la pochette, et même s'il trouvait dommage que l'album soit coupé par le changement de face, ce petit rituel ne lui déplaisait pas : ces furtives secondes de transition étaient l'occasion de penser à ce qu'il venait d'entendre et créait aussi un délicieux suspense sur le contenu de la face B. Il arrivait que de nombreuses écoutes soient nécessaires avant d'apprécier un passage, mais une fois conquis c'était à celui-ci qu'il était finalement le plus attaché.

Quelques décennies plus tard, il observe sa petite-fille. Elle aussi aime la musique mais elle n'achète jamais de disques. A la maison, elle écoute des morceaux via son ordinateur portable mais c'est surtout pour les sélectionner sur internet : elle télécharge des milliers de fichiers après en avoir apprécié quelques secondes au hasard. Peu de gens connaissent cette musique et ses créateurs. Très souvent, elle s'est contenté de suivre un lien posté par l'ami d'un ami sur les réseaux sociaux, espérant tomber sur la perle rare.

Elle consacre plus de temps à l'écoute à l'extérieur. Elle arpente le métro, le casque sur les oreilles, branché sur son smartphone, le niveau assez fort pour couvrir les bruits environnants. Mais elle est assez souvent déçue par ce qu'elle a sélectionné car si les dix premières secondes semblaient prometteuses, le reste est banal et assez mal produit. Qu'à cela ne tienne, elle pourra supprimer le fichier qui ne lui a rien coûté et faire de la place pour un autre. Elle se demande ce que valait le reste de l'album mais n'en saura rien car elle n'en avait récupéré qu'un morceau.

En attendant, elle passe d'un simple geste au suivant, d'un style et d'un niveau sonore très différent. Elle se dit que de toute façon, elle écoute ça pour faire baigner son cerveau dans un flot de sensations auditives. Ca doit être ça, la musique d'ameublement. Finalement, elle apprécie mieux la musique en concert, dans un lieu et un moment dédiés. La musique enregistrée ne serait-elle plus qu'un outil promotionnel pour la musique sur scène ? Son grand-père espère que non. S'il a lui-même assisté à des concerts mémorables qu'un album de studio ne pouvait égaler, il regrette que sa fille n'ait jamais connu l'émotion de l'instant où la tête de lecture touchait le vinyle pour faire retentir le fruit d'intenses labeurs artistiques...



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